Patrice Mortier
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la fabrique du réel.
par
Marie
de Brugerolle
Les
œuvres récentes de Patrice Mortier, "peintes (d’)après la web-cam",
induisent une approche du réel par le biais de sa fabrique.
Si
la photographie a libéré le peintre du travail de l'imitation de la nature, la
web-cam , et d'une manière plus générale les technologies d'enregistrement
(vidéo) et de diffusion en temps réel des images captées en des points très
éloignés, ouvrent de nouvelles relations au temps et à l'espace.
Paradoxalement,
la brèche temporelle qu'opèrent les peintures de Patrice Mortier est de
l'ordre du ralenti, d'un temps de fabrication qui s'oppose à celui de la
production.
Comment
et quoi peindre aujourd'hui?
Les
tableaux de Patrice Mortier sont-ils encore des fenêtres, des écrans, des
panneaux?
Sans
nostalgie pour un "ça a été" de la peinture, il nous montre avec
bonheur la pertinence de celle-ci aujourd'hui.
Travestir
l'image prélevée dans des sessions de web-cam, c'est donner à ces micros-événements
le statut de séquences qui pourront former une histoire.
Le
phénomène de scansion, de détails, renvoie bien sûr à la notion de "pixellisation",
de la trame de l'écran d'ordinateur ou du moniteur de télévision. C'est aussi
une forme d'esthétique de camouflage qui va bien au-delà d'un effet de
surface. Patrice Mortier interroge de l'intérieur - c'est à dire en la faisant
- la résistance de l'image. "La peinture marche par éclats. Un art de l'éclat.
Du détail. Fragmenté par nature. C'est pourquoi la composition importe
tant.(…)C'est toujours un détail qui agit. Par le détail qu'on se fait
capturer dans un tableau. Par le détail qu'on entre dans le tableau. Et
personne ne peut dire à l'avance quel est le détail qui va agir ni après,
comment il a agi."1
Il
y a donc une action des éléments de la peinture qui composent l'image et qui
vont stimuler notre mémoire pour que nous reconnaissions des formes. C'est ce
processus d'identification que pointe et met en jeu Patrice Mortier.
Au
delà du frottement fiction - réalité, les scènes peintes gardent dans leur
traitement la trace de différentes temporalités. Et c'est là une des grandes
subtilités du travail. La méthode est simple: une série de grilles comme
celles utilisées par les hyperréalisme permettent une systématisation du
travail. Ainsi, le carroyage devient stratification, courbes de niveaux, une
forme de cartographie du réel. Le procédé de reproduction mécanique a
l'avantage de soulager l'artiste de sa représentation. En effet, pour lui
n'importe qui ayant la méthode et les couleurs réaliseraient le même tableau.
Où est la "touche" de l'artiste? Son geste?
La
technique a l'avantage de libérer l'artiste de son implication comme sujet.
Son
travail essentiel devient le choix d'un temps d'arrêt.
Ouvrir
l'écran à telle heure, éditer et imprimer ou simplement d'abord
"geler" une vignette sur l'écran. Cliquer.
Le
geste premier est celui de pointer, au propre comme au figuré, d'arrêter un événement
dans le flux - tendu de la production continue. Suspendre le défilement.
Sortir
du présent continuel et finalement libérer des images du flot informe du réel.
Choisir
un temps, heure, minute, seconde, c'est donner des coordonnées à personnes,
des bâtiments, des rues.
En
cela Patrice Mortier crée les conditions d'une expérience du regard non
soumise au savoir, une prise de conscience en direct du réel comme construction
imaginaire.
"Une
chose arrive. On croit que tout chavire. Et rien. Il ne se passe rien. Pas
vraiment. (…) Comme si la vraie mesure de ce qui arrive devait se prendre dans
la vacillation de l'image des choses.
Des
événements qui déchirent les images".2
Une
jeune femme criant et levant le poing, un groupe de jeunes gens devant une
vitrine, un homme et une femme choisissant un accessoire, deux hommes se
dirigeant vivement vers une femme, appuyée à un mur, un salon de coiffure, une
rampe d'autoroute, un escalier roulant…
Autant
de manières de mettre en mots des scènes qui pourraient avoir des milliers
d'autres versions. Comme l'avait fait John Baldessari mais dans le registre du
cinéma et de la photographie, Patrice Mortier met en cause la validité des
images, notre confiance en la véracité de ce que nous voyons. Cette suspension
du sens s'opère dans l'utilisation du pochoir pour former les mots. Ainsi
"Media Plan Coolercan", Las Vegas, MGM Grand Hôtel", "Aboutagirl.com",
"Ksexradic.com", quittent leur statut froid de noms de sites ou de
logos et sont investis d'une touche "personnalisée". Ils deviennent
des "portraits de mots", alors que les scènes, fond d'images, perdent
le lisse photographique et distancé de l'écran pour devenir, selon la proximité
du spectateur, images reconnaissables ou paysages.
Entre
abstraction et super-réalisme, les tableaux de Patrice Mortier redéfinissent
l'actualité de la peinture comme insécable portion de réel. Si le paysage est
un format de peinture et une section de nature, les grands tableaux de Patrice
Mortier sont des plans - séquences d'un film à inventer. Ils ne fonctionnent
pas en modules mais prennent le format des affiches de cinéma ou des panneaux
publicitaires urbains. Et de fait, il y a dans certaines vues de villes prises
sur films de caméras de surveillance, une dimension cinématographique. Si la
photographique était pour Benjamin, une possible perte d'aura par la possibilité
de reproduire le même, le flot d'images Internet semble menaçant d'une part
dans la pseudo-transparence et viol d'intimité (le fantasme de surveillance
totale) et d'autre part par la peur
de l'uniformisation.
Or,
et c'est en partie ce que démontre
le travail de Patrice Mortier, l'opacité de la vie des autres est tenace parce
qu'il ne se passe pas grand chose de plus, le non-événement conditionne le
quotidien. Quant à la globalisation, son risque est dans l'image globale, non
fragmentée. Nous sommes responsables de la forme que prendra le mythe moderne,
des couleurs qu'il aura. A nous de nous déterminer parmi les propositions qui
nous sont faites: scène de lutte ? Salle d'attente lieu de rencontre?
De
même que Patrice Mortier opère un geste créateur en attribuant des teintes
arbitraires à ses œuvres, le spectateur choisi et ordonne les strates
d'information pour composer sa propre fiction. Ainsi il nous invite à
transformer une médiation passive, devant l'écran, en une mise en espace réel
d'un type particulier de vision: la vision périphérique.
Hors
champ, hors image, hors lieu, un temps "entre deux".
Que
se passe-t-il entre 12:36 et 12:37 le 01/05/03 sur la grande roue à Londres? Le
camion sur l'autoroute le 28 novembre 2000 va-t-il percuter une voiture à
11:22:50?
Est-ce
que le vieux monsieur va glisser de l'escalier du Grand Hôtel de Las Vegas à
21:22:17 le 03-04-04?
Autant
de scénarios et d'accidents possibles.
L'imaginaire,
c'est bien cela: un possible accroc dans le lisse du réel.
Marie de Brugerolle
1.Gérard
Wajcman, in "arrivée, départ", roman, éditions NOUS, 2002, p205
2.ibid,
p27-28.
La
peinture se penche sur le Web
Le
terme "surfer", lorsqu'il s'agit de se promener sur le web, est assez
ludique. Il donne à l'immatériel une connotation de grande bleu, d'espace
primai où s'inventerait une vie. Trouver un reflet matériel au flux des
informations qui s'échangent via les ordinateurs donne une dimension plus
accessible à ce qui se passe à leurs surfaces. Comme le vertige peut vous
surprendre à tout moment lorsque vous vous engouffrez sur l'écran, il paraît
assez normal d'amarrer donc l'impossible aux choses de la vie. Cette nouvelle
lucarne ouverte sur le monde n'a pas encore fini pourtant de bousculer notre
imaginaire et notre raison, les artistes l'ont vite compris puisqu'ils s'amusent
avec bonheur à tester les dons d'ubiquité de ce nouvel outil. Ce n'est pas
tant une révolution formelle qui se profile, dans la mesure où l'image faite
de pixels correspond en fait à celle de nos bonnes vieilles télévisions, mais
les prémices d'une attitude différente face à l'espace géographique et au
temps. En direct, on peut en effet désormais envoyer des bouts de pensée, des
bribes de réalité aux quatre coins du monde. Mais si ces travaux portant sur
les possibilités offertes par le web sont tout à fait pertinents, il semble
tout aussi intéressant de voir comment la notion d'image résiste sur la trame
de l'envoi multiplié.
Patrice
Mortier, artiste lyonnais, s'essaye justement à cet exercice difficile. Parce
qu'il lui paraissait judicieux de confronter la peinture à ce reflet affaiblie
de la réalité qui se dessine sur le web, il a choisi d'exécuter de grands
tableaux dont l'unique sujet tourne autour de l'écran d'ordinateur. Ce qui rend
son propos convaincant est le fait qu'il s'intéresse tout à la fois au contenu
et à sa forme en jeu dans cette arène miniature. En effet, ce jeune artiste a
d'abord travaillé sur le paysage urbain et sur la transformation de la nature
par l'homme. Pylônes électriques, autoroutes et poids lourds venaient alors
interférer la courbe nostalgique des
arbres
et se superposaient aux tableaux des maîtres de l'art ancien. Là, Patrice
Mortier avait cependant déjà déterminé le champ de ses recherches qui
resteront toujours semblables par la suite : les rapports nouveaux que peut
entretenir un individu avec un espace déformé par la technologie.
A
cette époque, il faisait preuve dans sa pratique d'un certain souci de réalisme,
voir d'hyperréalisme. Il s'est dégagé désormais de ce rapport immédiat au réel
en puisant directement au cœur de l'image. Sur un site consacré aux grandes
villes de notre monde ' il a trouvé, filmé en permanence par de petites
webcams, les vues des cités anonymes qui correspondaient tout à fait à son
propos. Plus de cadrage à échelle humaine pour injecter de l'émotion, mais
des plans fixes et creux capables de renvoyer à une certaine unité toutes les
artères des diverses capitales. Los Angeles ou Sydney se résument en effet sur
l'écran en quelques buildings, rubans de bitume totalement interchangeables.
Tout participe à l'élaboration d'une image globale, à une véritable
confusion géographique et l'effet du direct, de l'heure donnée en temps réel
ne peut que renforcer cette impression d'immense imbroglio L'instantané sur le
web ne renvoie plus alors qu'à l'idée d'un voyage qui s'effectuerait de
reflets en reflets. Cette perte du réel s'accompagne, comme pour la souligner
encore, d'une pauvreté de la définition même de l'image. Celle‑ci est
en effet simplifiée à l'extrême, elle se vide de son contenu pour n'être
qu'une construction grossière de pixel. Elle est en soi déjà évanescente et
fonctionne comme un souvenir ou une ombre dans une grotte sans soleil.
C'est
à partir de cette matière particulière, déjà en état de déstructuration
et en recherche de sens, que Patrice Mortier élabore ses tableaux. D'une façon
aléatoire, il arrête sur l'écran le temps pour capter une image, choisit
arbitrairement ce moment dont la précision devient dès lors dérisoire et
travaille ensuite à sa reproduction sur la toile. L'artiste ne pose plus son
chevalet devant un paysage, mais introduit l'image faite dans son tableau. C'est
à un vertige visuel qu'il nous invite, contre la rapidité sous‑entendue
de son sujet, le monde en direct à la portée de tous, s'oppose le lent
processus de la peinture. Les pixels deviennent touches et la vue des grandes mégapoles
s'offre sur la toile un bout d'éternité. Mais à l'intérieur du cadre du
tableau, c'est des questionnements de peintre que se pose visiblement l'artiste.
Du choix du geste qui résiste dans sa trace, à l'apparition de pigments colorés,
il réagit toujours en fonction de problématiques propres à ce procédé.
C'est une curieuse superposition qui s'opère alors, car au milieu de ces images
en perte de réel on perçoit d'abord et avant tout, la présence du 'je "
dans la matière de la peinture.
Hauviette
Bethemont